:: Chapitre 1 ::
Il se souvenait parfaitement de l’odeur de la pluie et du vent froid qui soufflait au dehors. Il se souvenait l’église presque vide que quittaient les derniers fidèles. Mais ce dont il se souvenait le mieux c’était de ses cheveux mouillés, de son regard égaré, perdu, qui réclamait silencieusement un réconfort qu’il n’avait sans doute pu trouvé nul part ailleurs, de la grâce inconsciente de ses gestes, de la douceur de sa voix autant que de ses paroles. Et puis il y avait cette joie de vivre, cette volonté d’exister qui perçait même à travers la tristesse de son regard délavé. En y réfléchissant, jamais Selen n’avait rencontré de personne aussi décidé à vivre que lui. Cela il le comprendrait plus tard. Quand il était entré dans l’église, son regard gris clair s’était aussitôt posé sur Selen, aussi doux et poignant que pouvait être le regard d’un homme. Il s’était avancé vers lui et il n’y avait aucune hésitation, ni dans ses pas, ni dans l’expression de son visage humide de pluie, ni dans sa voix lorsqu’il déclara :
« J’aimerais vous parler… »Cela ne surprit pas Selen. Beaucoup de gens ne venait ici que pour cela, ils venaient trouver ici une oreille attentive et repartaient soulagés du poids de leurs histoires et de celui de leur culpabilité. Il sourit doucement, presque avec condescendance, mais le jeune homme ajouta :
« Mais pas ici. Allons faire un tour… »Selen le regarda avec étonnement, un peu abasourdi et ne sachant que faire. Cela en revanche, on ne le lui avait jamais demandé. Cependant il se reprit rapidement, parcourant l’église du regard. Ils étaient seuls…
« D’accord. » concéda-t-il avec un léger haussement d’épaule.
Il pleuvait. Mais ce n’était plus à présent que quelques gouttes tièdes qui s’écrasaient lourdement dans les rues pavés de la vieille ville de Séville. Ils sortirent sur le parvis de l’église et puis le jeune homme entraîna Selen dans les ruelles, au hasard. Il n’avait aucune destination précise, simplement le désir de laisser ses pas le guider entre les flaques et les ornières, l’emmener quelque part, peu importe où. Il disait toujours que le voyage importe plus que la destination. Mais ça, Selen ne le savait pas encore.
« Où va-t-on ? »Il observait le visage du jeune homme, sa peau pâle, ses joues creuses, ses cheveux blonds et ses yeux d’un bleu électrique, et une autre question lui vint en tête : d’où venait-il ? Il n’était certainement pas espagnol.
Sans lui accorder le moindre regard, il répondit avec un léger sourire énigmatique :
« Cela a t-il une importance ? »Selen fronça les sourcils, trouvant ce jeune personnage bien mystérieux. Et sa jeunesse ajoutait encore au mystère qu’il véhiculait, car elle semblait cacher une sagesse et une expérience de la vie qui n’était pas de son âge. Il arrivait que Selen oublie parfois le nombre d’années qui les séparaient tant il se sentait naïf et inexpérimenté en face de lui. Il dû grandir sans doute plus que son compagnon durant les années à venir, et pourtant des deux il était celui qui était censé avoir déjà atteint l’âge adulte.
« De quoi vouliez-vous me parler ? »Cela faisait plusieurs minutes qu’ils marchaient en silence, et la voix de l’énigmatique jeune homme ne s’était plus faite entendre. Le silence se prolongea encore quelques instants. Ils atteignirent une place, une jolie place ronde avec des bacs de fleurs colorées et une fontaine en son centre où ruisselait une eau fraîche qui faisait la joie des gamins durant les chaudes après midi estivales. Mais pour l’heure la pluie avait chassée les promeneurs et les gamins. Il n’y avait que deux jeunes filles assises sur un banc qui gloussaient de temps à autres, les joues rosies et les cheveux humides.
« Pourquoi êtes-vous devenu prêtre ? »Les yeux de Selen s’écarquillèrent légèrement à la question plus qu’inattendue. Le jeune blond était à présent debout sur le bord de la fontaine, à jouer les funambules sur l’étroite margelle en pierre. Un balbutiement confus s’échappa de ses lèvres tant la question le prenait au dépourvu. Il inspira doucement avant de se ressaisir.
« Vous êtes venu me chercher dans mon église et m’avez amené jusqu’ici juste pour me demander ça ? »Le regard de glace de l’inconnu se posa soudainement sur lui, le transperçant aussi sûrement que l’aurait fait la pointe d’une épée, et sa malice effrontée le blessa avec la même efficacité.
« N’avez-vous aucune idée de la réponse que vous répondez par une autre question ? »L’une des deux adolescentes pouffa, Selen détourna le regard alors que l’autre le fixait toujours. Le soleil timide recommençait à transpercer les nuages de ses rayons salvateurs, la pluie avait pratiquement cessée. Le prêtre ne comprenait pas. D’où venait ce garçon ? Et pourquoi ? Pourquoi lui, pourquoi cette question ? Ils ne se connaissaient pas, ne s’étaient jamais vu… Comment avaient-ils pu atterrir ici, à se jauger du regard ?
« Vous ne voulez pas vous confessez alors ? »C’était au départ ce qu’il avait naïvement cru. Et à présent il en venait presque à le souhaiter. D’abord parce que c’était plus simple pour lui, ensuite parce que ce jeune l’intriguait d’une façon particulièrement dérangeante. Son simple sourire faisait naître en lui un désir de savoir, une curiosité exigeante, une envie de découverte…
« Qui pourrait me pardonner ? Personne n’en a le pouvoir, l’envie, la possibilité… Personne n’en a le droit ni le devoir. »Ces simples paroles étaient un affront, aussi bien que le geste de dénigrement à peine esquisser qui les accompagnait.
« Dieu… ? » Un simple sourire répondit à Selen. Un sourire léger, doux, presque complaisant, le sourire de quelqu’un qui sait ce que les autres ignorent et qui pardonne cette naïveté, le genre de sourire qu’on adresse parfois aux enfants, et qui inspira au prêtre un désagréable malaise. Pour la première fois de sa vie il eu l’impression d’être ignorant, vulnérable, et impuissant à la fois, ce genre de sentiment qu’on a lorsqu’on se trouve en face de plus grand que soit.
« Je m’appelle Ivanoë… » Souffla le jeune homme en descendant d’un bond de la margelle et en saisissant la manche de la soutane de Selen pour l’entraîner plus loin dans sa promenade sans but.
C’est ainsi qu’ils avaient finit par atterrir au bout d’une petit demi-heure dans une palmerai à l’extérieur de la ville, en haut d’une petite colline qui surplombait les vieux quartiers. Le ciel délavé se parait de couleurs incandescentes tandis que le soleil à peine retrouvé basculait déjà derrière la ligne d’horizon. Ils étaient assis dans l’herbe mouillée, au dessus d’eux les citrons et les oranges à peine mûres goûtaient paresseusement. Il montait du sol imbibé d’eau un parfum de terre humide et tiède qui emplissait leurs narines, mêlé au parfum léger des arbres fruitiers. En chemin ils avaient parlé, beaucoup, puisque c’était visiblement ce que désirait Ivanoë. Aucun de ses mots n’avaient cependant levé le mystère. Selen ne savait rien de plus de lui hormis son prénom aux accents étranges. Le jeune homme semblait préférer les questions aux réponses, sa curiosité n’avait aucune limite bien qu’il soit en revanche peu décidé à satisfaire celle du prêtre.
« Vous n’avez pas répondu à ma question… »Selen rit doucement, en jetant un regard de côté au blond qui venait de s’étendre dans l’herbe trempée, la tête reposant sur ses bras croisés derrière sa nuque, sans plus se soucier de ses vêtements mouillés et tâchés de vert.
« Laquelle ? Vous en posez tellement… »Malgré le ton léger du prêtre, le visage d’Ivanoë ne se départit pas de sa gravité mêlée de cette curiosité naïve et presque enfantine qui adoucissait cependant ses traits.
« Pourquoi êtes-vous devenu prêtre ? »Un sourire patient et assuré se peignit sur les traits de Selen. Ce n’était pas la première fois qu’il avait à répondre à cette interrogation, et il connaissait parfaitement la réponse, malgré ce que le jeune homme avait tout d’abord pensé.
« Je n’ai pas de raison précise, rien qui soit bien explicable. Cela se ressent, au fond de soi. Ca m’est apparu un jour comme une évidence. Dieu… C’est peut être ce qu’il y a de plus merveilleux, de plus grand, de plus lumineux. Je pense qu’il peut rendre heureux…
- Cela n’explique pas pour autant pourquoi vous êtes prêtre… »Il fronça les sourcils, dérangé par cette interruption qui coupait cours à sa propre réflexion. Pourtant cela lui semblait évident…
« Les prêtres sont des serviteurs de Dieu. Il m’inspire un tel dévouement, un tel amour… J’avais envie de le servir, de répandre sa parole…D’aider aussi les gens égarés, les gens qui croient ou qui ont besoin de moi. Ceux qui ne savent pas où trouver Dieu et viennent trouver refuge dans mon église. Les prêtres servent Dieu, mais avant tout ils servent ses enfants…
- Les hommes libres et heureux servent Dieu. »Et voilà qu’il l’interrompait à nouveau, de cette déclaration si ferme et empli de convictions, avec cette certitude dans le regard et cet affront dans la voix. Il semblait que rien n’aurait pu faire fléchir cette opinion.
« Alors vous croyez en Dieu… Vous devriez comprendre qu’on puisse vouloir être prêtre.
- Je ne crois pas en Dieu. »Selen ne cessait de fixer son interlocuteur avec cette incompréhension au fond du regard et cette vague sensation de flotter dans un océan d’inconnu, à laquelle il commençait à être accoutumé.
« Je ne comprend pas… Pourquoi dites vous que les hommes libres servent Dieu, si pour vous Dieu n’existe pas ?
- Je n’ai pas dit que Dieu n’existait pas. J’ai dit que je ne croyais pas en lui.
- C’est la même chose…
- Non. Bien sur que non. Vous dites que les prêtres servent Dieu, et ses enfants, et sont là pour les guider et les aider. Je vais vous dire… Pour moi Dieu, c’est les Hommes. Il est à la fois le fruit de leur imagination, et la force mystérieuse qui leur permet de vivre et leur inspire cet espoir immuable qui a toujours fait partie de l’humanité. C’est un peu le problème de l’œuf et la poule… Dieu a-t-il créé les Hommes, les Hommes ont-ils créé Dieu ?... Pour moi la question n’est pas là. Dieu c’est les Hommes, c’est vers lui qu’ils se tournent lorsqu’ils ont tout perdu, lorsqu’ils ne sont plus rien que des âmes errantes dans des enveloppes de chair. Quand ils redeviennent purement et simplement humains, comme aux premiers temps, ils n’ont alors plus que Dieu. Il est leur dernier et ultime recours. C’est pourquoi Dieu c’est les Hommes. Quand les Hommes sont redevenus ce qu’il y a de plus primairement humain, Dieu est redevenu Dieu, quand bien même l’auraient-ils renié toute leur vie. Et il n’y a que les hommes libres et heureux pour servir les Hommes… »Le prêtre resta silencieux un long moment, abasourdis et perplexe suite à ce long discours. Le jeune homme n’avait encore jamais autant parler, lui qui assenait ses remarques précises, claires et concises afin d’écourter chaque fois ses plaidoiries. Le sens de ces paroles lui échappait, bien qu’il sentait l’importance de la vérité qu’elles tentaient d’énoncer. En observant le visage candide du jeune blond, il se demanda vaguement si lui-même comprenait tout à fait ce qu’il disait, ou bien s’il mettait des mots sur ce qu’il ressentait sans vraiment en saisir tout le sens.
« Je ne suis pas sur de bien comprendre…
- Le soleil disparaît… » Murmura Ivanoë pour seule explication.
Les yeux sombres du religieux se détachèrent enfin du visage laiteux du jeune homme, doucement caressé par les derniers rayons fades du soleil mourrant, juste à temps pour apercevoir un dernier morceau de lumière tiède et orangée. Bientôt il ne resta plus pour unique vestige de l’astre solaire qu’une insaisissable couleur rosée sur les nuages, alors que le ciel bleu dérivait lentement vers le violet. Le silence qui s’était à présent établit entre eux était presque solennel, comme si chacun respectait cette petite mort éphémère de l’astre du jour, observant un recueillement tranquille car ils savaient qu’il renaîtrait bientôt au petit jour. Cela se prolongea jusqu’à ce que l’obscurité vienne gommer les contours des arbres de la palmeraie et recouvre doucement le paysage d’un voile léger qui ne tarderait pas à s’épaissir. Selen n’osait pas rompre le silence paisible tant il craignait de briser quelque chose, il ne savait quoi, quelque chose de fragile semblait-il qui s’épanouissait avec grâce dans cette absence de paroles échangées. Cependant des préoccupations toutes rationnelles et purement quotidiennes revinrent à son esprit encore tout embrouillé de l’étrange rencontre de cette fin d’après-midi. Il fallait qu’il rentre, mette son église en ordre, ferme les grandes portes. Il avait faim aussi. Mais curieusement il n’avait pas envie de quitter ce lieu si serein et si magnifiquement hors du temps, hors de tout. Ou bien était-ce son énigmatique compagnon dont il ne voulait pas s’éloigner ?
« Pourquoi êtes-vous venu me chercher dans cette église ? Pourquoi moi, pourquoi aujourd’hui ? » Un instant il avait faillit le tutoyer tant l’obscurité naissante semblait renforcer la vague impression de complicité, presque d’intimité, qu’avait éveillé ce coucher de soleil partagé. Avec la nuit, l’odeur fraîche des agrumes se faisait plus entêtante, et il sentait l’air qui caressait ses tempes se rafraîchir légèrement. Sentir leur séparation si imminente faisait remonter à la surface toutes ses interrogations momentanément mises de côtés, ce besoin de savoir, de comprendre, ce désir de rationaliser un peu cette rencontre, ce qui était paradoxal pour quelqu’un d’aussi spirituel qu’un prêtre.
« Faut-il une raison pour tout ? »Selen sursauta presque d’entendre cette voix basse si près de son oreille alors que, perdu dans sa contemplation du ciel dont les couleurs se fondaient pour mieux encrer la voûte céleste, il n’avait pas perçut les mouvements d’Ivanoë. Ce dernier s’était lentement redressé en position assise, et se trouvait à présent appuyer sur son bras gauche, lequel touchait pratiquement le bras droit de l’ecclésiastique, de façon à ce que son souffle viennent directement se perdre dans son oreille. Gêné par cette proximité inattendue autant que par le ton critique du jeune blond, le prêtre se redressa rapidement, époussetant sa soutane bien que ce geste soit assez inutile aux vues des tâches qui la souillaient. De fait c’était plus pour se redonner une contenance que pour réellement tenter de rendre un aspect correct à sa tenue.
« J’aurai bien aimé au moins savoir pourquoi j’ai perdu tout ce temps avec vous … »Le regard dur et profondément distant que lui adressa Ivanoë suffit à lui faire immédiatement regretter ses propos. Il se leva à son tour, et bien qu’il soit plus petit que Selen, celui-ci se senti clairement écrasé par sa prestance tremblante de dignité. Visiblement blessé, ou bien vexé, par la remarque du prêtre, le blond se pencha très légèrement en avant, avant de lâcher d’un ton cynique :
« Cela, Dieu seul le sait… »Sur quoi il tourna les talons et s’en alla de sa démarche pleine d’aisance et de légèreté à peine entravée par sa profonde irritation. Il fut bien vite happé par la nuit tombante, laissant Selen debout les bras ballant, ne sachant que penser de la soirée qu’il venait de passer et bien plus perdu qu’il ne l’avait été depuis longtemps.